Boire
et manger, casser la croûte, partager un repas, s’alimenter, se nourrir...
voilà autant de conditions de survie récurrentes que des êtres de fiction, les
personnages de romans, ont en commun avec la réalité du lectorat qui les découvre
ou les suivent d’aventure en aventure.
Dans la littérature en général comme dans les polars, les thrillers et les romans noirs, les plaisirs de la table sont généralement évoqués, souvent en lien avec les traits de caractère des protagonistes, leur origine socio-économique ou ethnique, leurs croyances religieuses, voire selon le contexte historique ou géographique où se déroule l’action. Consommés dans leurs résidences ou dans des établissements de passage ou qu’ils fréquentent occasionnellement ou régulièrement : cafés, casse-croûte, cuisines de rues, cafétérias, salles à manger de chics hôtels, relais routiers... Par une simple mention, en décrivant plus ou moins en détail les plats choisis, en listant quelques ingrédients, en énonçant en tout ou en partie la recette.
Aussi, un,e écrivain,e amateur et amatrice de bonne bouffe ne peut faire autrement que d’intégrer ce trait de personnalité dans le déroulement de son récit, sinon de transmettre son engouement aux différents acteurs qu’il met en scène dans ses écrits... et à son lectorat. Si ce n’est que par l'évocation d’une célèbre fragrance qu’on retrouve dans plusieurs romans avec le même effet que celui des madeleines pour le narrateur dans le roman À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Au Québec, Chrystine Brouillet en a fait sa marque de commerce, avec sa policière fin cordon-bleu et gastronome tout comme son enquêtrice, Maud Graham, dont les 21 enquêtes publiées jusqu’à maintenant sont toujours parsemées de repas, de bons vins et de restaurants. L'auteure a d’ailleurs consacré un livre recensant les parcours gourmands de son héroïne :
Chrystine Brouillet et Marie-Ève Sévigny. – Sur la piste de Maud Graham : promenades & gourmandises – Montréal : Parfum d’encre, 2016. – 336 pages.
Huit
promenades à Québec et à Montréal et plus de 50 bonnes adresses. Déjà
vingt-cinq ans de carrière pour la célèbre détective Maud Graham, personnage
culte des romans de Chrystine Brouillet. Vingt-cinq ans d’enquêtes, mais aussi
vingt-cinq ans à arpenter sa ville, Québec. Épicurienne reconnue et dénicheuse
de bonnes adresses, Chrystine Brouillet s’associe avec Marie-Ève Sévigny,
directrice de la Promenade des écrivains, pour présenter huit balades
gourmandes. Que l’on soit sur les pavés de la capitale ou à la maison, on
explore les lieux mythiques de la série Maud Graham, des scènes de crime aux
restaurants préférés de l’enquêtrice. Et grâce aux images saisissantes du
photographe Renaud Philippe, on découvre Québec comme on ne l’a jamais vue.
En 2018, l’écrivaine originaire de Loretteville, en banlieue de Québec, a aussi publié une fiction policière hors série qualifiée par la critique de « roman savoureux que l’on hume et déguste, bouchée par bouchée, comme dans un cocktail dînatoire » et complétée par vingt recettes des principaux mets mentionnés au gré des chapitres : baklavas rapides, cailles aux cerises de Thierry, cake aux olives, ceviche de poisson blanc, clafoutis aux poires, curry d’agneau, gravlax de saumon, minestrone, moelleux au chocolat, osso buco de Gabrielle, pastilla de dinde de Ricardo, pâtes aux escargots et aux morilles, pétoncles au beurre de marron, pierogis, potage à la citrouille, poulet en gelée, salade de bœuf pour Kim, salade de homard, tartare de thon des Héritiers et tarte à la tomate. Un accord crime et bonne chère parfait !
Chrystine Brouillet. – Chambre 1002. – Montréal : Éditions Druide, 2018. – 354 pages.
Hélène, chef montréalaise mondialement connue, se rend à New York afin d'y recevoir un prestigieux prix culinaire. Sur le chemin du retour, la tragédie frappe : elle est retrouvée inconsciente à la suite d'un brutal accident de voiture. Simple malchance ou acte prémédité ? Les enquêteurs travaillent à éclaircir le mystère, mais les pistes demeurent floues autour de cette femme apparemment sans ennemis ni malice. Hélène, plongée dans un profond coma, est veillée par ses amies les plus proches qui, après plusieurs semaines passées sans observer de progrès, mettront en place une ingénieuse stratégie aromatique pour tenter de ramener à la vie celle qui était le pilier de leur groupe.
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Dans un autre registre, les 18 aventures de l’inspecteur-chef de la Sûreté du Québec Armand Gamache publiées jusqu’à maintenant, concoctées par l’écrivaine Louise Penny d’origine torontoise et résidente de Sutton, dans les Cantons de l’Est, ont comme pôle le village fictif de Three Pines. Un creuset où les odeurs des plats individuels ou collectifs cuisinés et les saveurs locales traditionnelles ou contemporaines embaument les pages de ses romans d’ambiance sucrée salée.
Au cours de l’été 2021, Flammarion Québec a publié sur sa page Facebook quelques recettes de l’entrée au dessert, en lien avec chacun des romans de la collection Armand Gamache enquête et signées par le chef Jean Soulard. Une aventure culinaire intitulée Les saveurs de Three Pines mettant la table à un album illustré avec en vedette le désormais célèbre village fictif au fil des saisons, inspiré des mets dégustés par les personnages de sa série. Les admirateurs de Louise Penny ne seront pas surpris d’y retrouver le hachis parmentier à l’effiloché de canard (En plein cœur), le jambon-brie de Gamache, garniture de pomme et endive (Sous la glace), les œufs bénédictine (Le mois le plus cruel), le clafoutis aux poires (Défense de tuer), les fettucines à la tomate et au fromage (Révélation brutale), la soupe aux pois du Château Frontenac (Enterrez vos morts), la soupe froide au concombre et le saumon grillé (Illusion de lumière), le gratin de poireaux très croustillant (Le beau mystère), les crêpes farcies à la crème pâtissière et aux bleuets (La faille en toute chose), la mousse au chocolat et aux framboises (Un long retour), les poulets de Cornouailles farcis, sauce aux pommes, légumes racines rôtis (La nature de la bête), les biscuits aux brisures de chocolat (Un outrage mortel) et le mijoté de bœuf automnal (Maisons de verre).
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D’autres auteurs de polars, de thrillers et de romans noirs québécois font aussi des références occasionnelles aux goûts culinaires de leurs protagonistes, parfois à des années-lumière des envolées gastronomiques citées précédemment.
C’est le cas d’un certain inspecteur Lamouche, un des plus récents « limiers » dans le paysage littéraire du crime québécois imaginé par Jean-Louis Blanchard, protagoniste loufoque qui assouvit ses petits creux de malbouffe. En accord avec le policier américain Jack Reacher qui doit d’abord manger avant d'agir, « manger quand on peut c’est la règle d’or » (Lee Child. – Bienvenue à Mother’s Rest. – Paris : Calmann-Lévy, 2018. – page 68. )
- Le silence des pélicans. – Montréal : Fides, 2021. – 346 pages.
- Les os de la Méduse. – Montréal : Fides, 2023. – 374 pages.
- La constellation du chat. – Montréal : Fides, 2023. – 361 pages.
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Les saveurs maritimes de la Gaspésie – crevettes, pétoncles, sole, maquereau, bar rayé, homard – sont omniprésentes dans La mariée de corail de Roxanne Bouchard pendant l’enquête de Joaquin Moralès dont le fils, cuisinier, le rejoint sans s’annoncer à Caplan sous le faux prétexte de « découvrir les produits du terroir » et « faire de l’expérimentation culinaire ». De belles scènes d’interrogatoire concomitant à la confection de sushis et de discussion musclée père-fils pendant la préparation de tortillas au poisson et de salsa atypique.
Roxanne Bouchard. – La mariée de corail. – Montréal : Libre Expression, 2020. – 386 pages.
Quand
Joaquin Moralès est appelé à enquêter sur la disparition d'une capitaine de
homardier, il hésite : son fils vient tout juste de débarquer chez lui, soûl
comme un homme qui a tout perdu. Mais lorsque le corps d'Angel Roberts est
retrouvé, il ne tergiverse plus, car cette femme, c'est aussi la fille de
quelqu'un. La mer, dans ce roman policier poétique, évoque la filiation et fait
remonter à la surface les histoires de pêcheurs, véridiques ou réinventées, de
Gaspé jusqu'au parc Forillon.
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Sans en dresser une liste exhaustive, on trouve aussi des scènes de bouffe dans les polars de Martin Michaud où Jacinthe Taillon, la binôme de Victor Lessard, grignote noix et bâtonnets de légumes crus sur les scènes de crime :
- Victor Lessard, Tome 1 : Il ne faut pas parler dans l'ascenseur. – Saint-Bruno-de-Montarville : Les Éditions Goélette, 2010. – 398 pages.
- Victor Lessard, Tome 2 : La chorale du Diable. – Saint-Bruno-de-Montarville : Les Éditions Goélette, 2011. – 507 pages.
- Victor Lessard, Tome 3 : Je me souviens. – Saint-Bruno-de-Montarville : Les Éditions Goélette, 2012. – 688 pages.
- Victor Lessard, Tome 4 : Violence à l'origine. – Saint-Bruno-de-Montarville : Les Éditions Goélette, 2014. – 456 pages.
- Victor Lessard, Tome 5 : Ghetto X. – Montréal : Éditions Libre expression, 2019. – 552 pages.
- Victor Lessard, Tome 6 : Jusqu'au dernier cri. – Montréal : Éditions Libre expression 2021. – 304 pages.
Ou de cuisine au cours des enquêtes de Gonzague Théberge imaginé par Jean-Jacques Pelletier dans la série Les gestionnaires de l’apocalypse :
- La Chair disparue. – Beauport/Lévis : Alire, 1998/2010. – 494 pages.
- L'Argent du monde. Volumes 1 et 2. – Beauport/Lévis : Alire, 2002/2010. – 835 pages.
- Le Bien des autres. Volumes 1 et 2. – Lévis : Alire, 2003/2004/2011. – 1022 pages.
- La Faim de la Terre. Volumes 1 et 2. – Lévis : Alire, 2009/2011. – 1134 pages.
Mentionnons qu’on trouve également des scènes de cuisine ou de bouffe dans les titres suivants :
Alex et
Kevin, elle 17 ans et prostituée, lui 21 ans et proxénète, déménagent dans
l'historique petite maison jaune au centre du paisible village agricole de
Sainte-Uralie-Springfield, à 4 kilomètres de la frontière américaine dans la
province de Québec (Canada). Leur belle chienne Labrador bat la campagne - et
Alex la semelle - pendant que Kevin tente de séduire une autre fille mineure.
Comme un cancer favorisé par les saisons déréglées, leur présence entraînera
dans le voisinage une commotion de plus en plus étendue. La violence, le
meurtre, le chantage, l'adultère, les croyances, les mensonges et la vérité se
mêlent comme l'eau boueuse des ruisseaux et des fossés. Une centaine
d'antagonistes, qu'ils soient morts ou survivants, du monde animal ou humain,
assisteront à la perdition du village et participeront à son sauvetage
inattendu, avec l'aide ? ou à cause de ? Greg Lauzon, inspecteur de son métier.
Jean-Pierre Gagné. – Tuer pour régner. – Rimouski : Éditions du Tullinois, 2029. – 341 pages.
Le chirurgien Jacques Poirier se remet à peine des événements de l'affaire Piège de Sang, qui ont failli lui coûter non seulement sa carrière, mais sa vie. Une ancienne flamme le contacte, soupçonnant une irrégularité dans un protocole de recherche. Ce qui s'annonce comme un événement banal replonge le médecin dans une intrigue complexe et dangereuse; il devra, de nouveau, demander l'aide de son ami Marvin Sark, un avocat peu scrupuleux qui navigue sans cesse aux frontières de l'illégalité. Ensemble, les deux complices affronteront tous les dangers pour résoudre une affaire dont les ramifications semblent infinies.
Sylvie-Catherine De Vailly et Giovanni Apollo. – Le cinquième péché. – Montréal : Recto-Verso, 2016. – 232 pages.
Claudia
est auteur de livres de cuisine à succès. Un jour, elle est kidnappée et se
réveille nue, enfermée dans une cage. Peu à peu, elle découvre toute l'horreur
de sa situation par le biais d'écrans où son ravisseur diffuse une série
d'images mettant en scène d'autres femmes ayant séjourné dans cette même cage.
La captive s'interroge. Que sont-elles devenues? À quand remontent ces
séquences? Qui est cet homme qu'elle ne parvient pas à distinguer et qui les
terrorise? Elle le voit entrer dans la cage pour étrangler ses victimes, mais
relâcher aussitôt son étreinte avant qu'elles tombent inconscientes. À quel jeu
joue-t-il? Claudia échafaude un plan, mais aura-t-elle l'occasion et le temps
de le mettre à exécution? Commence alors pour la prisonnière une longue période
d'angoisse. Ses déductions basées sur les images des écrans lui indiquent
qu'elle n'a que sept jours pour agir…
Enfin, j’ai personnellement aussi choyé les personnages de mon premier polar en leur offrant une palette de saveurs gastronomiques québécoises et catalanes classiques accompagnées d’apéritifs et de bons vins.
Au Québec, café-boulangerie Paillard, au Pub Saint-Alexandre, chez Les frères de la côte dans le Vieux-Québec, chez Ives d’Arch, à l’ancien restaurant Flagrant délice de de Sillery, au restaurant La Sauvagine de Montréal et à Sacacomie, en HauteMauricie. À New York, dans un restaurant chic de la 52e rue.
En Catalogne au restaurant Casa Leopoldo, au Cafè de l’Òpera, au Cafè de l’Acadèmia, au restaurant l’Antic Forn à Barcelone et au restaurant Occi à Girona. Dans le sud de la France à Castellnou dels Aspres. Ainsi que sur les vols transatlantiques Iberia Barcelone-Montréal, Air Transat Montréal-Barcelone et Air France Barcelone-Montréal.
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Qu’est-ce qui peut inciter certains créateurs de polar à transformer leurs héros en gourmet. Dans un article intitulé Cuisine et gastronomie dans le roman policier publié en janvier 2018, une blogueuse du site Web Myriades suggère quatre raisons :
« 1- Tout enquêteur au solide appétit est un personnage sympathique et bon vivant. Le lecteur peut s’identifier à lui. Le commissaire Maigret se demande tous les soirs ce qu’il va manger en rentrant à la maison : quelle belle vision de la cuisine française entre la blanquette de veau et la tarte aux mirabelles…
2- Tout
enquêteur est habitué à côtoyer la mort. Il peut s’affranchir du néant des
situations rencontrées en appréciant la bonne cuisine : c’est tout simplement
une façon d’apprécier la vie, de survivre et de réfuter la mort. Dans Chourmo (1996), le héros Fabio Montale de
Jean-Claude Izzo, l’écrivain marseillais, l’explique.
3- Tout
enquêteur est aussi un fin « limier ». Il accorde beaucoup d’importance aux
odeurs : celle de la bonne cuisine, mais aussi celle de la mort.
4- Tout
enquêteur peut être le reflet de l’auteur qui apprécie lui aussi la bonne
chère. Georges Simenon décrivait ses plats préférés dans ses romans. Manuel
Vázquez Montalbán était critique gastronomique. Patricia Cornwell a créé par
passion pour l’art culinaire un enquêteur. »
Manger chez soi ou sur le pouce dans une cafétéria, un bouiboui, une restauration rapide, un camion de rue ou déguster des petits plats mitonnés dans une brasserie ou un restaurant est donc à la fois une nécessité et un plaisir de la vie pour plusieurs personnages québécois de littérature du crime. À condition que les mets ne soient pas empoisonnés par un sombre protagoniste. Comme on a pu le voir, plusieurs auteurs de polars ont créé des policiers-inspecteurs-enquêteurs-détectives amateurs de bons vins, de bières et de fins alcools. Sans oublier la consommation des traditionnels beignes et trous de beignes omniprésents lors des réunions de débreffage dans bon nombre de fictions québécoises. Par contre, rares sont les malfrats gastronomes.
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Cette chronique a été adaptée à partir de quelques chapitres d’une « fiction » que j’ai publiée en 2021, un recueil de 36 recettes (entrées, plats principaux et desserts) permettant d’en connaître davantage sur celles et ceux qui évoluent dans mon univers littéraire autour d’une bonne bouffe. L’ouvrage est complété par une revue non exhaustive du rapport aux plaisirs de la table qu’entretiennent des auteurs et des personnages de la littérature en général et du crime en particulier tant à l’échelle internationale que québécoise.
Michel Roberge. – Polars & Boustifaille – Mes personnages cuisinent avec vous. – Québec : Éditions Noir Québec, 2021. – 217 pages.